J’ai connu le jeune Michel Rocard dans les eaux de la Nouvelle gauche autour de l’ancien Observateur de Claude Bourdet et Gilles Martinet. Nous nous opposâmes en même temps mais séparément à la guerre d’Algérie, lui rompant avec la SFIO de Guy Mollet, moi en fondant avec Mascolo, Antelme et des Forêts le comité des intellectuels contre la guerre d’Algérie.

Rocard, “boy-scout” et régénérateur possible de la gauche

Puis je rencontrais de plus en plus souvent le jeune Michel Rocard. Je l’avais un jour qualifié de boy-scout et il me rappela souvent cette parole, qui tout en rendant compte de son tempérament voué au bien commun, le dépréciait un peu à ses yeux.

Bien que je n’adhérais à aucun parti depuis ma rupture avec le PC officialisée en 1951, je suivais avec sympathie les activités du PSU dont il fut rapidement leader.

Adhérant en 1974 au PS rénové mais nullement régénéré par François Mitterrand, Rocard leader de la tendance “Nouvelle gauche”, me semblait un régénérateur possible.

Je fus heureux de voir que sa candidature aux élections présidentielles suscitait une majorité de sondages favorables alors que Mitterrand semblait écarté de toute espérance présidentielle. En fait, une réunion décisive des instances dirigeantes du PS, où Jospin et Fabius, fidèles de Mitterrand, réussirent à tuer la candidature de Rocard, décida du destin. Rocard fut accusé de vouloir introduire un christianisme soi-disant de gauche dans le socialisme.

En politique il faut être un tueur, et Rocard ne l’était pas

Je ne sais plus si c’est avant ou après cette réunion que je participai à un petit complot, organisé par Jean Daniel pour promouvoir la candidature de Rocard. Nous invitâmes à un déjeuner au restaurant Mendès France et Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT, pour les inciter à soutenir la candidature Rocard. Mendès France fut réticent, bien qu’il ait été adhérent au PSU. Edmond Maire déclara que ses responsabilités syndicales l’empêchaient d’entrer dans le jeu électoral. Nous échouâmes.

Gilles Martinet me disait souvent que pour réussir en politique il faut être un tueur (ce qu’il n’était pas lui même, et fut facilement écarté des compétitions électorales par Mitterrand). L’éthique protestante de Rocard, son boy scoutisme l’empêchèrent d’être un tueur.

Tué psychiquement par le brutal renvoi de Mitterrand

Nommé Premier ministre au début du second septennat de Mitterrand (1988), celui-ci étant bien décidé à en faire une épreuve éliminatoire (ce que confirme Régis Debray dans ses souvenirs), Rocard se donna avec ardeur à sa nouvelle mission, ignorant naïvement l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. Il fut tué psychiquement par un brutal et sec renvoi de Mitterrand en 1993. Il ne se remit jamais de ce coup et il perdit à diverses reprises quelque chose de sa lucidité politique.

Evidemment Mitterrand n’était pas qu’un tueur: il avait une riche et forte personnalité, mais il était aussi un tueur. Chirac n’était pas qu’un tueur encore qu’il fit quelques assassinats politiques mémorables, mais il était aussi un tueur. Martinet avait raison: pour réussir en politique, il faut aussi être un tueur.

Le désastre du PS aux élections de 93 sembla lui donner une nouvelle chance. Il fut nommé secrétaire général du PS. Il se présenta aux élections européennes, mais concurrencé par une liste Tapie qui avait les faveurs du Président. Cet échec provoqua son élimination du secrétariat général du PS en 1994, Fabius et Jospin étant les exécuteurs de ce second meurtre politique.

Le seul homme politique constamment inquiet de l’humanité et du destin de la planète

Il fut pendant quelques années zigzagant politiquement comme un homme frappé d’un coup au cerveau, mais, et ce qu’ont ignoré la plupart des hommages, il se rétablit et se rénova politiquement en fondant en 2002 avec Stephane Hessel, son très fidèle ami, quelques autres et moi-même le Collegium international “Ethique scientifique politique” dont le très dévoué Sacha Goldman assura le secrétariat général.

Le Collegium international souhaite trouver des réponses intelligentes et appropriées qu’attendent les peuples du monde face aux nouveaux défis de notre temps. Un Appel* pour l’établissement du Collegium fut rendu public en février 2002 à New York et ses membres ont été officiellement présentés le 2 avril 2003 à Bruxelles devant le Parlement européen. Les membres du Collegium et les membres associés, les signataires de l’Appel, sont des scientifiques, des philosophes et d’anciens ou actuels chef d’État et de Gouvernement*.

Parmi ses activités en faveur d’une conception responsable du sort de la planète, le 24 octobre 2005, à l’occasion du 60e anniversaire des Nations unies, le Collegium international a présenté un texte appelé “Déclaration Universelle d’Interdépendance” au secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, et au président de l’assemblée.

Bien que toujours préoccupé et amer de la dégradation de la pensée et de la politique du PS, Michel Rocard fut le seul homme politique à ma connaissance à s’être soucié constamment de la cause de l’humanité et du destin de la planète. Il était devenu le bon boy-scout du genre humain.

Coprésidé par Michel Rocard, ancien Premier Ministre de la France, et Milan Kucan, qui lors de la fondation du Collegium était Président de la République de Slovénie, le groupe inclut: les anciens Présidents Fernando Henrique Cardoso du Brésil et Alpha Oumar Konaré du Mali; Ruth Dreifuss, ancienne conseillère fédérale de la Suisse; les philosophes Edgar Morin, Jürgen Habermas et Jean-Pierre Dupuy; le professeur de droit international Mireille Delmas-Marty; l’ancien Président d’Irlande et Haut Commissaire pour les Droits Humains à l’ONU Mary Robinson; les économistes lauréats du prix Nobel Joseph Stiglitz et Amartya Sen, l’ancien ambassadeur de la France à l’ONU Stéphane Hessel, qui était aussi présent à la création des Nations unies, l’ancien ambassadeur des États-Unis William van den Heuvel. Les autres membres du Collegium international sont, entre autres Henri Atlan, Jacques Robin, René Passet, Wolfgang Sachs et Ahmedou Ould-Abdallah.

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