"Avoir 20 ans en 2016 à l'ère de la peur", par Corine Pelluchon

La question n’est pas : indignez-vous, mais organisez-vous!
Par Corine PELLUCHON
 

Dans la préface au Traité théologico-politique, Spinoza écrit : « Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition ».

 

La crainte de l’avenir enfante la déraison. Cette assertion est valable à toutes les époques et à tous les âges de la vie. Toutefois, j’aimerais faire ressortir la spécificité du contexte auquel les jeunes sont aujourd’hui confrontés, afin d’indiquer à la fois les dangers particuliers qui les guettent et la voie qu’ils pourraient suivre dans la recherche de solutions permettant de peser sur les décisions collectives.

 
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Le spectacle anxiogène d’une gestion incohérente des problèmes

 

Les raisons objectives d’avoir peur non seulement pour soi, mais aussi pour le monde, ne manquent pas avec l’extension d’un modèle de développement économique qui engendre des catastrophes sociales et écologiques majeures, dégrade l’humain, le travail, la vie familiale et sociale et souligne l’impuissance du politique. Cependant, chaque époque a eu son lot de misères, des guerres de religion aux totalitarismes en passant par la menace, aujourd’hui trop souvent occultée, de l’holocauste nucléaire. A ce niveau-là de l’analyse, on a envie de dire : il n’y a rien de nouveau sous le soleil! De même, ceux qui estiment faire partie d’une génération sacrifiée qui ne trouve pas d’emploi et dont l’accès à la propriété dépend du capital légué par leurs parents se voient contraints de refouler leur mécontentement quand la mort au front de jeunes hommes ou le carcan social et familial imposé autrefois aux femmes leur sont opposés comme autant d’arguments destinés à les faire taire. Mais justement ils ne se taisent pas. Nulle comparaison, comme celle mettant en perspective leur sort, alors qu’ils vivent dans un Etat de droit relativement riche, et celui de personnes subissant la faim, la guerre et la torture, n’a de pertinence quand on cherche à comprendre le sens du malaise général et grandissant qui touche tous les jeunes, quelle que soit la disparité elle aussi grandissante de leur situation économique et culturelle. Où est donc le problème?

 

Il me semble que l’une des causes principales de leur désarroi – et du nôtre – vient moins de la complexité des problèmes qu’une société en mouvement a à régler que du chaos des réponses apportés. Un spectacle paradoxal et anxiogène nous est offert tous les jours. La gestion de presque tous les problèmes importants, du réchauffement climatique au chômage, en passant par la crise de l’agriculture et de l’élevage, témoigne de deux mouvements contradictoires. En effet, il y a bien une prise de conscience par les uns et les autres des vrais problèmes, mais cette prise de conscience se traduit par des déclarations et des engagements verbaux aussitôt contredits dans les faits par des mesures inadéquates ou par des politiques contraires aux engagements pris, comme on l’a vu ces derniers mois avec la décision du gouvernement français, quelques semaines après la COP 21, de maintenir les centrales nucléaires vieillissantes. On pourrait même penser que l’impopularité de la loi El Komri, pourtant vidée de son contenu, s’explique en partie par le fait qu’elle cristallise une révolte générale dictée par le sentiment que les Français ont de ne pas être gouvernés, sinon par décrets.

 

Ces mesures incohérentes, qui suscitent la contestation des gouvernés, puis la crispation du gouvernement, ne sont pas seulement une impasse politique. Elles contribuent également à recycler de vieilles recettes. Au lieu de chercher des réponses innovantes, les camps durcissent leurs positions, remettant parfois au goût du jour un logiciel usé, que les jeunes reprennent, alors qu’il ne correspond pas forcément aux problèmes auxquels ils sont confrontés plus durement que les autres. La recherche de solutions nouvelles pouvant aussi ouvrir la voie à une autre manière de faire de la politique devient impossible.

 

La fabrication de la peur et de l’idéologie de la performance

Un autre aspect de notre époque mérite d’être souligné si l’on veut prendre la mesure des dangers qui guettent les jeunes. Il s’agit de la fabrication de la peur. Tout est fait pour que les jeunes pensent qu’ils n’ont aucun avenir. Tout est fait pour les convaincre qu’il faut jouer des coudes pour avoir une place dans la société, sans s’encombrer de sentiments et en essayant de gagner la reconnaissance des autres. La peur de l’avenir, devenue une obsession à un âge où il est sain de cultiver l’insouciance et l’aventure, produit un isolement et une séparation entre les individus qui encouragent les passions tristes, comme l’envie, le ressentiment et la haine. Cette séparation et cet isolement exacerbent en retour la peur d’autrui et génèrent un sentiment de vide intérieur qui explique que l’on ne se sente aimable que si l’on remporte des victoires sur les autres.

 

L’individualisme n’est pas la cause, mais la conséquence de cette fabrication de la peur qui sera l’alliée principale d’une idéologie inégalitaire et fondée sur la performance. Le culte du moi, la réduction de l’autre au même, les jeux de miroir, où l’amour n’est que le rejeton de l’amour-propre, où la non-maîtrise est une honte et la vulnérabilité une faiblesse, rendent possible et même désirable le transhumanisme qui sera le stade ultérieur du système capitaliste. Cela aboutira à la division du monde en deux camps : ceux qui, incarnant l’hyper-maîtrise de soi, des autres et du vivant, apparaîtront comme des winners et ceux qui, ne pouvant arriver à dominer les autres, auront le sentiment d’être des losers. Bien qu’ils représentent les deux faces de la même idéologie, ces deux camps se percevront comme des ennemis n’ayant rien en commun.

 

D’une certaine manière, l’aspect positif des mouvements de contestation qui rassemblent les jeunes, comme Nuit debout, est qu’il témoigne de la vitalité d’une partie de la population qui souhaite échapper à cette idéologie de la performance et à l’empire de la peur en se portant garante d’autres valeurs. Le problème, comme on l’a suggéré, vient du fait que cette révolte et cette conscience des problèmes s’expriment dans un vocabulaire qui est lui-même le reflet de la peur de l’avenir et qu’il aboutit à la désignation d’ennemis. Au contraire, l’objectif devrait être de déboucher sur des propositions concrètes et de promouvoir la participation des jeunes aux débats collectifs et à l’invention d’un avenir qui soit plus conforme à l’idéal de justice auquel ils aspirent.

 

La question n’est pas : indignez-vous, mais organisez-vous !

 

La question, dans ce contexte, n’est donc pas de s’indigner, mais de s’organiser afin de faire émerger des solutions adaptées aux problèmes. La méthode consiste à s’appuyer sur les foyers d’innovations qui existent çà et là dans les différents secteurs, dans l’agriculture, l’éducation, le transport, la gestion de l’énergie, en faisant connaître les expériences qui réussissent localement, à l’échelle nationale et internationale, et en construisant, à côté des partis politiques, des primaires citoyennes, comme le proposent notamment Corinne Lepage et Alexandre Jardin. (Lire : Six mouvements lancent les primaires citoyennes. Ouest France)

 

Il s’agit de transformer la colère des jeunes qui montrent, en se mobilisant, qu’ils se sentent concernés par la chose publique et qu’ils ne veulent plus de la politique telle qu’elle existe. Non seulement la contestation n’est pas une fin en soi, mais, de plus, il s’agit de voir l’exigence et donc l’espoir qui sont au fond d’elle et que les récupérations idéologiques occultent. Il est temps de passer à la formulation de propositions incluant des principes à partir desquels organiser la société dans tel ou tel domaine et indiquant les procédures permettant de faire remonter les résultats des délibérations vers les pouvoirs publics et de négocier au cas par cas les adaptations qui aideront à opérer la transition vers une autre manière de gouverner, de produire et de travailler. Car il est clair pour beaucoup d’entre nous que l’enjeu, dans les mois et les années qui viennent, est d’opérer la transition vers un autre modèle de société répondant de manière concrète et adaptée aux défis environnementaux, sociaux et économiques qui sont les nôtres.

 

Des solutions existent, mais le chaos actuel est un obstacle à leur diffusion. Il nous prive aussi de la possibilité de prendre, à l’échelle de l’Europe et des nations, la place qui devrait revenir à un peuple imaginatif doté d’atouts géographiques et culturels non négligeables et possédant des savoir-faire aujourd’hui souvent éclipsés.

 

Le courage, comme le montre Aristote dans L’Ethique à Nicomaque, ne consiste pas à supprimer la peur ou à la fuir, mais à l’affronter. Il a également la structure du «pour nous», pour parler comme Rémi Brague dans Aristote et la question du monde, c’est-à-dire qu’il suppose de prendre au sérieux les dangers d’une situation et implique que l’on révèle ce pour quoi on est prêt à se battre, ce qui a de la valeur à ses yeux et pour le monde commun. Il y a donc un usage vertueux de la peur, comme il y a une utilité de la souffrance, mais il faut, pour cela, décider de faire quelque chose de cette peur et de cette souffrance. La construction et la reconstruction, sur le plan personnel et collectif, sont à ce prix.

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